Quels sont les problèmes à long terme qui doivent être résolus et quelles sont les solutions disponibles?
Pr Kako Nubukpo, Commissaire à l’Agriculture, aux Ressources en eau et à l’Environnement de l’Uemoa, et ancien Ministre de la Prospective et de l’Evaluation des politiques publiques du Togo est l’auteur du récent ouvrage « Une solution pour l’Afrique. Du néoprotectionnisme aux biens communs » publié aux éditions Odile Jacob. Dans le cadre de cet entretien, il revient sur l’impact économique et social de la guerre en Ukraine sur la sécurité alimentaire en Afrique.
Les économies africaines font face à une inflation suite à une hausse des prix des matières premières induite par la guerre en Ukraine. En quoi pensez vous que cette crise présente une opportunité pour repenser les politiques agricoles en Afrique ?
Il me semble qu’il y a deux dimensions dans la crise actuelle qui devraient nous servir de leçon. La première, c’est la question de la production et donc les intrants qu’on utilise pour produire. Je crois qu’avec la hausse démesurée du prix des intrants chimiques, on a une incitation quasiment naturelle pour aller vers l’intensification agroécologique. Pour donner un exemple, le prix de la potasse en une année a été multiplié par 4, on est passé de 200 dollars la tonne au mois de juin 2021 à 840 dollars la tonne au mois d’août 2022. Aucun paysan n’a les moyens et je dirais même qu’aucun État n’a les moyens de subventionner ces intrants chimiques à de tels niveaux de prix. Or, dans le même temps, on a un potentiel qui n’est pas utilisé. Par exemple, les légumineuses comme le niébé, l’acacia, l’arachide et le soja (protéagineux) ont des facultés extraordinaires de captation de l’azote et du carbone qui peuvent fertiliser le sol et permettre dans le cadre des rotations aux céréales d’avoir une plus grande productivité : par exemple les associations entre le mil et le niébé et entre le sorgho et le niébé ; le maïs et le soja ; sont de très bonnes associations. Et, l’Afrique regorge de ces légumineuses, ce qui fait qu’on a un enjeu d’augmentation de la productivité de l’agriculture africaine qui ne passe pas forcément par une utilisation intensive d’engrais chimiques. Je n’ose pas parler de transition agroécologique en Afrique parce qu’en Afrique on utilise 25 kgs d’engrais chimiques par hectare contre 250 kgs par hectare dans le reste du monde et c’est 350 Kgs par hectare en Chine donc 10 fois plus. L’ Afrique est donc, le continent le plus écologique du monde. Il faut qu’elle le demeure et le reste du monde doit faire la transition vers l’agroécologie. Nous devons garder et améliorer les pratiques : les dates de semis, les dates de récoltes et le bon suivi des itinéraires techniques.
La crise actuelle montre que l’Afrique a raison de mettre l’accent sur son propre potentiel et c’est quelque chose qui me paraît très intéressant.
La deuxième leçon, c’est par rapport au monde urbain et le fait que notre consommation soit quand même demeurée extravertie avec le prix du blé qui a flambé : on voit bien que dans nos villes, l’approvisionnement en pain devient coûteux et même dans d’autres matières qu’on importe et du coup cela devra nous inciter aussi à privilégier la consommation locale, par exemple au petit déjeuner prendre de la bouillie de mil, de maïs, de sorgho, des choses qu’on faisait traditionnellement et qu’on a un peu abandonné du fait de l’accès facilité à certaines céréales importées. Je crois que ces deux enseignements vont dans le même sens d’une plus grande endogénéisation des processus de production et d’alimentation.
Quel regard et analyse portez-vous sur les mesures qui ont été prises par différents gouvernements africains pour tenter de répondre à cette crise ?
Je trouve qu’on apporte des réponses de court terme à des problèmes de moyen-long terme et ça c’est compliqué parce que c’est toujours la dictature des urgences. Quels sont les problèmes de long terme ? il y en a trois (03) : le premier on vient d’en parler c’est l’augmentation des rendements pour l’accroissement de la production. Mais il y a deux autres problèmes : il y a la capacité à construire de vrais arrangements institutionnels c’est-à-dire, pouvoir délivrer les services idoines à notre agriculture, en terme d’accès aux crédits, en terme d’accès à l’assurance agricole , en terme de stockage post-récolte, en terme de construction de pistes rurales pour que les zones excédentaires puissent alimenter les zones déficitaires ou en terme de structuration des organisations paysannes pour qu’elles puissent avoir une part de la valeur ajoutée plus importante qu’elles ne le sont à l’heure actuelle et enfin, en terme de cohérence de politique agricole. Il y a aussi un vrai défi, parce qu’au fond, si aujourd’hui on se retrouve à consommer du blé importé en quantité massive c’est parce que nous avons fait du désarmement tarifaire dans nos pays. Par exemple dans l’espace UEMOA, on a une barrière tarifaire maximale de 20% donc c‘est une zone ouverte. L’Afrique est la région du monde la plus ouverte et donc en terme d’incitation, on est dans une forme d’incohérence parce qu’on souhaiterait soutenir les producteurs mais en même temps on fait tout pour que ces producteurs ne puissent pas survire par rapport à la compétition mondiale puisqu’on ouvre les frontières. Il y a donc un enjeu de cohérence de politique publique. Donc que veut-on faire dans le cadre de notre politique agricole : est-ce qu’on veut stabiliser les prix ? est-ce qu’on veut stabiliser les revenus des agriculteurs ? Est-ce qu’on veut faire les deux ?
Historiquement, les européens ont plutôt stabilisé les prix dans le cadre de la politique agricole commune et les Américains ont plutôt stabilisé les revenus dans le cadre du découplage, donc on découple les prix des revenus qu’on verse directement sur les comptes bancaires aux paysans aux revenus insuffisants afin qu’ils puissent survivre indépendamment des prix qui peuvent fluctuer et qui peuvent être inférieurs aux coûts de production ; d’où les subventions. On se rend bien compte aujourd’hui qu’on est dans une compétition qui n’est pas juste dans la mesure où les Américains par exemple subventionnent 820 fois plus leurs producteurs que les Tanzaniens. Un producteur américain aujourd’hui à 37000 dollars de subvention par an et un producteur tanzanien a 46 dollars par an. Si, en plus des écarts de productivité qu’on a entre les pays du Sud et les pays du Nord qui vont de 1 à 400, on a ces écarts de niveaux de subvention on voit bien qu’il y a une urgence pour l’Afrique de protéger son agriculture.
En quoi le franc CFA, monnaie de la zone UEMOA, constitue-t-il un frein aux performances économiques de la zone notamment au niveau de la productivité agricole ?
L’enjeu actuel de la monnaie en Afrique de l’Ouest est de savoir quel est le meilleur véhicule monétaire et financier pour financer le marché interne ouest africain et plus généralement africain parce qu’on se rend bien compte qu’on est un milliard trois millions d’habitants, que la population double tous les 25 ans, qu’on sera plus de deux milliards en 2050 et que le marché du monde va être le marché africain. Or, on n’a pas de véhicule monétaire et financier pour rentabiliser ce potentiel inouï qui est sans commune mesure dans toute la planète. En plus on a une population dont 40% ont moins de 15 ans avec une forte demande d’éducation, de santé, de formation et même d’équipement. Le système monétaire que nous avons à l’heure actuelle illustré par le franc CFA est un système qui accompagne plutôt une extraversion réelle des économies. Il faut exporter les matières premières sans transformation et le franc CFA avec sa stabilité, sa capacité à être en tout temps fixe avec l’Euro, sa totale garantie de convertibilité et la libre circulation des capitaux est un véhicule sans pareil pour accompagner ce modèle d’extraversion or cela ne peut pas être le modèle d’avenir. Du coup quelque soient les arrangements institutionnels qu’on aura à faire dans le cadre monétaire, l’enjeu va être de savoir comment cette monnaie va être au service de la transformation structurelle des économies africaines et ça me parait être un défi majeur pour la monnaie.
Quelles sont les mesures d’incitation que vous voyez pour les fermiers dans la zone UEMOA, en termes par exemple de l’accès aux terres, des mesures pour pallier aux effets des changements climatiques et aux répercussions des attaques djihadistes dans les pays du Sahel?
Au Nord comme aux Suds, l’agriculture conventionnelle agrochimisée et motomécanisée est en tension avec l’environnement. La plus grande vulnérabilité des sols « tropicaux » ne rend cette tension que plus problématique en Afrique. Néanmoins, la plupart des paysans et paysannes -et j’y inclue les éleveurs- , la majorité des plus pauvres en Afrique, n’ont toujours pas accès, faute de moyens, aux produits agrochimiques et à la mécanisation de cette agriculture promue depuis la colonisation. La dégradation de la fertilité des sols a certes commencé, la salinisation est déjà avancée en périmètres irrigués, mais elles sont définitivement moins graves que dans les zones de révolution verte comme l’Inde, une révolution verte tentée d’ailleurs à grands frais des Etats en Afrique de l’Est par la Fondation Bill Gates sans résultats probants.
Il reste à éviter des dégradations ultérieures tant pour les sols agricoles « utiles » (cultures, élevages) que pour les forêts, tant pour la production que pour le climat et pour la paix continentale, puisque la production agricole n’a cessé d’augmenter avec la croissance, rapide, de la population, grâce certes aux outils conventionnels mais aussi beaucoup par défrichement définitif de surfaces forestières et de pâturages.
Les conflits en cours au Sahel ont ainsi une évidente origine dans les tensions entre agriculteurs et éleveurs nomades ou semi-nomades comme d’ailleurs dans la pauvreté massive de ces populations oubliées de l’histoire de l’ajustement structurel et du néo-libéralisme.
Déjà on fait face à une addition de cinq (05) crises : c’est du jamais vu ! Nous avons une crise climatique qui fait que les populations sahéliennes ont tendance à descendre vers les forêts humides et les mangroves, ce qui crée une pression intolérable sur les ressources naturelles dans les mangroves mais aussi au niveau des parcs et nous, on suit beaucoup le parc du W au Niger, le parc d’Arly au Burkina Faso et le parc de la Pendjari au Nord Bénin, c’est ce que nous appelons le triangle WAP. Il y a une forte pression sur les ressources. Nous avons la crise sanitaire qui n’est pas terminée et qui a montré aussi que le secteur de la santé est un angle mort du développement africain. Nous avons la crise sécuritaire, qui crée des faiblesses au niveau de la production puisque les producteurs sont chassés de leur terre ce qui fait que cette année, nous avons beaucoup de crainte sur la campagne agricole au Burkina et au Mali parce qu’il y a beaucoup de producteurs qui ne pourront pas produire. La quatrième crise est la crise politique qui se traduit par une succession de coups d’Etat dans les pays du Sahel et enfin la cinquième crise c’est la crise russo-ukrainienne avec la forte flambée de tous les prix. Donc c’est très difficile quand vous avez une addition de cinq crises, de trouver les bonnes réponses parce qu’il faut un arbitrage à court terme et à moyen terme. A court terme, il faut subventionner massivement les agriculteurs sur les intrants mais pas que sur les intrants chimiques - sur les intrants naturels c’est-à-dire les fumures organiques, et les composts et s’assurer d’une bonne association entre le pastoralisme et les agriculteurs. C’est la capacité à utiliser les couloirs de transhumance qui permet aussi cette fertilisation naturelle des terres. Or on voit beaucoup de tension entre les agriculteurs et les éleveurs. Il y a une piste à l’heure actuelle qu’on explore et qui est la capacité à produire du fourrage dans les pays du Sahel pour qu’on puisse mieux gérer les questions de transhumance. C’est quelque chose qui peut aider dans les pays où les tensions sont telles qu’il serait irresponsable de laisser déambuler les troupeaux. En plus, dans le cadre de l’insécurité, on s’est rendu compte qu’il y a beaucoup de troupeaux qui sont arrachés aux pasteurs pour être revendus à Boko Haram. Je pense qu’il faut absolument subventionner l’agriculture africaine et pour le faire, il faut des engrais chimiques et organiques et dans ce cadre, la Commission de l’UEMOA a proposé aux États lors du dernier Comité de haut niveau sur la sécurité alimentaire qui s’est tenue au Niger au mois de juin 2022, un certain nombre de mesures très concrètes comme le regroupement des commandes d’engrais. Actuellement chaque pays va commander son engrais et n’arrive pas à avoir le bon prix sur le marché international. Donc, on leur recommande fortement de faire des commandes groupées et de s’y prendre à l’avance parce que les tensions sont telles sur le marché des intrants que si vous commandez aujourd’hui, vous ne serez pas livrés avant six mois, même si vous avez les ressources. On leur demande aussi d’abonder le Fonds Régional de Développement Agricole (FRDA) que nous pilotons à la Commission de l’UEMOA parce que ce fond depuis 2018 est à l’arrêt. Or c’est justement pour des questions de cette nature qui dépassent chaque État, donc des questions supranationales que les instruments régionaux d’intervention peuvent être très utiles. Enfin, on leur demande aussi de ne pas fermer les frontières pour qu’il y ait une bonne circulation des flux puisque on voit bien qu’il y a des zones déficitaires qui auraient vraiment besoin de manière urgente d’être approvisionnées. Du coup on leur demande de jouer le jeu de la libre circulation des biens et des personnes. Il y a aussi la question des subventions parce qu’il y a des détournements des subventions d’un pays à un autre et c’est pour cela que le Bénin nous a demandé en décembre 2021, d’organiser une concertation ministérielle au niveau de l’agriculture et du commerce afin d’éviter les détournements d’intrants d’un pays à l’autre, conformément au phénomène dit « du passager clandestin » bien connu des économistes. Ces questions nécessiteront beaucoup de finance et malheureusement ce que nous promet la communauté internationale n’est pas toujours effectif puisqu’on nous a promis des droits de tirages spéciaux (DTS) mais que les pays africains n’ont pourtant pas encore reçu. Pourtant, les montants alloués ne représentent que 5% du montant total de DTS alors que nous représentons 17 % de la population mondiale. Certains pays du Nord dont la France ont demandé qu’une partie des DTS qui doivent être donnés aux pays occidentaux puissent être rétrocédés à l’Afrique. Même sans aller jusque-là ce qui nous appartient il faut qu’on nous les rétrocède et ce n’est pas encore le cas. Donc, il faut des marges de manœuvres additionnelles sur le plan budgétaire à très court terme mais il faut surtout aussi mettre au travail notre jeunesse parce que c’est là que réside les gisements de productivité. Nous avons les terres : le dernier rapport de l’INRAE sur la prospective agricole africaine dit que nous avons 650 millions d’hectares de terre arables au-delà même des forêts. Et même ceux qui ont essayé de remettre en cause ces chiffres disent qu’on a au moins 50 millions d’hectares de terre arables qu’on pourrait mettre en exploitation dès aujourd’hui. Quand on a en termes de facteurs de production, la terre et le travail, il n’y a pas de raison pour que l’Afrique ne devienne pas la prochaine puissance agricole mondiale même en utilisant des intrants naturels. Du coup, je suis très optimiste pour l’avenir agricole de l’Afrique mais il faut mieux l’encadrer et se protéger pour éviter des solutions de facilité.
L’on comprend que pour ce faire, l’accès paysan au foncier, problématique aujourd’hui en Afrique, doit être sécurisé, négocié et organisé partout (pour l’agroforesterie, la gestion des usages pastoraux, pour la maitrise collective des communs..) mais de manière appropriée aux usagers de chaque territoire pour des interactions réciproques bénéfiques, notamment entre agriculteurs et éleveurs, entre populations dites « autochtones » et structures d’aires protégées, entre usagers des eaux .. Et ce n’est pas un mince problème aujourd’hui en Afrique mais il peut être résolu en se fondant à la base sur des traditions collectives persistantes et sur une gestion des communs telle que l’a théorisé Elinor Orstrom , prix Nobel d’économie en 2009.
Rien de tout cela ne se fera rapidement -et il y a urgence- sans investissement public humain et matériel massif, sans crédit agricole disparu avec l’ajustement structurel des années 80, sans des services publics d’éducation, de formation et de santé, comme sans des équipements décentralisés d’énergies renouvelables (abondantes), qui rendent enfin dignes les conditions de vie en campagne… Sans des capacités locales de stockage, de transformation , de réfrigération , de transport pour réguler les marchés et changer un mode de consommation citadin totalement extraverti.
Ainsi l’on pourra nourrir en qualité la population qui doublera d’ici 2050 et l’on préservera nos communs. L’on éduquera et l’on emploiera dans des métiers qualifiés et qualifiants des jeunes en si grande attente, face à des villes saturées. L’on apaisera les tensions croissantes entre agriculteurs et éleveurs, sources d’instabilités destructrices. Et l’on préservera le climat mondial qui compte sur nous, africains et africaines, et notre sobriété, mais tarde à nous indemniser pour les services environnementaux non marchands que nous, et notamment, nos paysans et paysannes rendons au monde en ne rasant pas nos forêts pour produire plus et souvent survivre.